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Terry Conklin commença ses investigations à la bibliothèque publique. Les articles consacrés à Thomas Gault, auteur célèbre, étaient nombreux. Après qu’il eut remporté le prix Pulitzer, le New York Times Magazine avait publié un papier, en première page, racontant par le menu ses aventures de mercenaire en Afrique du Sud, au Liberia et dans différentes autres nations africaines, et dans lequel on trouvait également l’interview de quelques-uns des soldats de fortune qui avaient servi avec lui. Si Gault avait tué sa femme, cela n’aurait pas été la première fois qu’il aurait supprimé quelqu’un à mains nues.
Après la bibliothèque, Conklin s’était rendu au quartier général de la police et avait obtenu des copies des rapports de police qui relataient des incidents dans lesquels Gault jouait un rôle. L’enquêteur s’était attendu à trouver des plaintes déposées par Julie Webster Gault pour violences domestiques, mais il eut la surprise de découvrir plusieurs plaintes pour agression, ainsi que le récit d’une bagarre récente à laquelle Gault avait pris part dans un bar des quais, le Dutchman. Terry releva avec intérêt que cet incident s’était produit seulement quelques jours avant sa rencontre avec David et que l’avocat qui s’était chargé des formalités de la caution n’était autre que son nouveau client – David Nash.
Conklin alla interroger le barman et un autre témoin ; ils lui parlèrent des aptitudes au combat de Gault et de la manière détachée dont il avait provoqué la bagarre. Il finit aussi par mettre la main sur l’une des ex-petites amies de Gault, laquelle avait toujours aussi peur de lui alors qu’elle ne l’avait pas vu depuis deux bonnes années. Deux autres femmes refusèrent de lui parler.
Comme il y était question de cheveux blonds frisés, Conklin fut tout d’abord troublé par la description du tueur de Darlene Hersch faite par l’inspecteur Ortiz ; puis il se rappela celle qu’en avait donnée Merton Grimes, qui correspondait assez bien à la coupe de Gault au moment où il avait été jugé pour le meurtre de Julie Webster. Il suffisait d’imaginer que Gault portait une perruque pour se déguiser, à cause de toute la publicité que provoquait son procès, pour expliquer cette différence de description. Conklin apprit également que Gault possédait une Mercedes beige.
Au bout d’une semaine, l’enquêteur eut la conviction que Thomas Gault pouvait très bien avoir assassiné Darlene Hersch, sans cependant posséder la moindre preuve qu’il eût jamais rencontré la jeune femme. Il en fut réduit à organiser la filature de Gault dans l’espoir que celui-ci le conduirait à un témoin ou une preuve qui l’aiderait à résoudre le dilemme de David.
Chaque matin, Conklin garait sa voiture sur une route qui passait non loin de la propriété de Gault ; puis il escaladait une petite colline d’où il surveillait la maison depuis un bosquet. Il n’observait guère de signes d’activité avant dix heures, en général, moment où Gault quittait la maison pour aller courir pendant une heure. Il paraissait toujours avoir transpiré avant de courir, et Conklin supposa qu’il devait commencer par faire des exercices dans sa salle de gymnastique.
Trois fois par semaine, l’écrivain se rendait dans un dojo local où il prenait des leçons particulières auprès du maître des lieux – un ancien instructeur de combat rapproché dans l’armée de Corée du Sud. Les jours où il ne se rendait pas au dojo, Gault ne quittait jamais sa maison avant le milieu de l’après-midi.
Si les activités quotidiennes de Gault étaient insipides pendant la journée, cela changeait du tout au tout le soir venu. Il se rendait presque toujours dans un bar ou une boîte de nuit. Il revint une fois chez lui en compagnie d’une femme qui repartit en taxi peu avant le jogging matinal de l’écrivain. Vers le début de la deuxième semaine, cependant, il changea ses habitudes. Au lieu de se rendre directement chez lui en sortant de son bar ou de sa boîte de nuit, il allait jusqu’à la zone industrielle de Portland. Là, il se garait toujours non loin d’un entrepôt désert, en bordure de la Columbia. On pouvait lire encore, malgré la peinture rouge qui s’écaillait, « Wexler Electronics » sur le côté du bâtiment. Conklin vérifia ce qu’il en était de cette société. Déclarée en faillite un an auparavant, le tribunal administratif avait placé ses biens immobiliers sous séquestre.
La première fois que Gault se rendit dans l’entrepôt, Conklin attendit dans sa voiture. Un haut grillage séparait l’édifice d’une bande de terre sablonneuse qui descendait en pente douce jusqu’au fleuve. Conklin vit Gault sortir un grand tapis et une lampe-torche du coffre de sa voiture avant de disparaître sur le côté de l’entrepôt où commençait le grillage. Il reparut une demi-heure plus tard, l’air essoufflé. Conklin le vit s’essuyer le front de sa manche de chemise, puis laisser tomber la lampe dans le coffre et repartir.
La deuxième fois, Gault prit la lampe-torche et une grosse boîte à outils dans son coffre et revint une heure plus tard avec les deux objets.
La troisième nuit, Conklin ne suivit pas Gault lorsque celui-ci quitta l’entrepôt. Dès que la Mercedes fut hors de vue, l’enquêteur prit sa propre torche et s’avança jusqu’au grillage. Le vent qui soufflait de la rivière le glaçait. Il courba les épaules et fit passer le faisceau sur le sol, puis le long du mur de l’entrepôt Il ne vit rien de particulier.
C’est alors qu’il entendit un claquement sec, juste devant lui. Il braqua sa lampe ; une porte claquait contre le côté du bâtiment. Il s’en approcha à pas prudents et regarda autour de lui avant d’entrer. Le toit élevé faisait écran à la lune et aux étoiles, et le rayon de sa lampe, à l’intérieur, était la seule source de lumière. Il fut envahi par un sentiment très vif d’appréhension ; il se sentait enveloppé par les ténèbres, comme s’il se trouvait à cent brasses sous l’eau, là où l’océan absorbe complètement la lumière.
La lampe-torche lui révéla la présence de poutrelles rouillées, d’une palette abandonnée sur laquelle était posée une caisse ouverte et vide, et d’un lot de planches empilées recouvertes de toiles d’araignées et de poussière. Il avança de quelques pas et tomba sur une partie du sol recouverte par le tapis que Gault avait sorti de sa voiture le premier soir. Il posa un pied sur le tapis. Un modèle de mauvaise qualité, d’un vert éteint. Il braqua la lampe tout autour, mais ne vit rien d’autre pouvant expliquer pour quelle raison Gault avait laissé ce tapis dans l’entrepôt ou y était retourné à plusieurs reprises.
« J’espère que le tapis vous plaît. »
Conklin sursauta et faillit lâcher sa lampe.
« C’est pour vous que je l’ai acheté. »
Conklin pivota sur lui-même, mais ne vit personne.
« Avant que je vous donne votre cadeau, monsieur Conklin, il vous faudra répondre à quelques questions.
— Gault ?
— Auriez-vous suivi quelqu’un d’autre depuis deux semaines ?
— On peut parler. Si on allait dehors pour ça ? proposa Conklin, qui continuait de pivoter lentement pour faire face au point d’où émanait la voix.
— Non, merci. Nous serons très bien ici. Le son portera moins loin. Il y aura moins de risques que quelqu’un vous entende crier. »